Vérités centrales, langage mémorable : la poésie d’Alan Farrell

Par Stephen Sossaman

Alan Farrell est probablement un des anciens combattants poètes de la guerre du Viêt-Nam les moins connus, cependant il est incontestablement l’un des meilleurs. Un certain nombre de ses poèmes figurent parmi les stances américaines les plus mémorables et les plus évocatrices de et sur la guerre. Alan Farrell connaît son sujet et il sait comment en parler
puisqu’il fut militaire de carrière ainsi que professeur de langue et de littérature.

Il importe peu qu’il n’ait que treize poèmes dans son recueil Expended Casings (2007). On ne se souvient de la majorité des poètes américains – si jamais c’est le cas – que grâce à deux ou trois poèmes, et la plupart des poètes anciens combattants au Viêt-Nam n’est même pas connu pour un seul poème.

Dans l’introduction à son volume de poésies choisies, Farrell déplore l’état de laissez-faire de la poésie américaine contemporaine. De nos jours, les anciens combattants et les autres qui ne lisent jamais de poésie peuvent écrire des textes « sans forme, sans rime, insignifiants » et les appeler poèmes, sans que cela ne soit remis en question.

Il n’a aucune patience pour les poètes contemporains qui ne connaissent pas ou qui rejettent les formes de la poésie traditionnelle, les figures de style, les rimes ainsi que l’imagerie. Il n’a en particulier aucune patience pour la poésie des anciens combattants du Viêt-Nam, qu’elle soit simple et évidente, ou énigmatique et incompréhensible. Il a une aversion pour les poèmes qui ressemblent plus aux clichés des films hollywoodiens que les expériences militaires authentiques.

Le sous-titre de Expended Casings est « poèmes ou pas », comme si Farrell exploitait également l’absence de rigueur qui fait que n’importe quel texte peut être qualifié de poème. Mais ses vers sont savamment construits et ont du sens. Ses poèmes sont souvent faits de syntaxe fragmentée, de mots tronqués et d’argot militaire ; néanmoins ces figures de style prennent racine dans la poésie moderniste, surréaliste et de la beat generation.

Le style de Farrell est unique, mais ses poèmes partagent sans aucun doute certaines similitudes avec des vers d’autres anciens du Viêt-Nam. La poésie de Farrell est, comme la plupart, essentiellement apolitique et s’intéresse aux expériences de simples soldats plutôt qu’à la politique étrangère, la grande stratégie, l’idéologie ou l’histoire. L’auteur s’attache à la culture militaire américaine et non pas à la culture viêtnamienne.

La majorité de la poésie des anciens du Viêt-Nam est composée de vers libres, elle est prosaïque, anecdotique, autoréférentielle et sans humour. Certains textes sont grandiloquents, mélodramatiques ou subtilement suffisants. Ils manquent très souvent de figures de style poétique traditionnelles telles que la métaphore ou la synecdoque.

Toutefois, si Farrell connaît et admire la poésie traditionnelle, il utilise ses traditions de manière originale, comique, voire grotesque. Son écriture parodique est habile et ses poèmes sont particulièrement réjouissants pour les lecteurs qui sont conscients de ses antécédents : des poètes tels que e. e. cummings, Lawrence Ferlinghetti, Rudyard Kipling, and Henry Reed.

La poésie de Farrell est de type conversationnel. Certains de ses poèmes ressemblent plus à des nouvelles qu’à des entrées de journal intime puisque c’est un personnage qui les raconte et qui ne serait pas Farrell lui-même.

Un certain nombre de ses poèmes emploient la structure couplet-refrain des chansons (et
évoquent ainsi les ballades de Kipling et les chansons à boire) ou l’appel-réponse des appels en cadence que scandent un sous-officier et son unité lorsqu’ils courent pendant la préparation physique.

A l’inverse des poètes américains des guerres précédentes, beaucoup d’éditeurs ont autorisé, encouragé ou demandé aux poètes anciens du Viêt-Nam d’utiliser des mots obscènes par souci d’authenticité. L’obscénité n’effraie pas Farrell.

Je ne connais pas la position politique d’Alan Farrell sur la guerre, mais je connais la mienne. En ce qui me concerne, un vers d’Alan Farrell est la synthèse nec plus ultra de l’expérience américaine au Viêt-Nam que l’on trouve en prose ou en poésie. Il exprime avec force la surprise, la confusion, le doute et l’introspection nationale qui suivirent l’optimisme initial américain lorsqu’il s’agit de faire la guerre.

Pourtant, on n’enseignera jamais ce merveilleux vers à l’école ou on ne le citera pas abondamment pour la bonne raison qu’il est dit avec la vulgarité d’un simple soldat dans une syntaxe fragmentée. On le trouve dans « Funny Paper », un poème sur une petite unité perdue dans la jungle avec des cartes inutiles, bien avant l’invention de la technologie GPS. Le poème marie la comédie à l’effroi mortel.

L’unité perdue est en sérieux danger. Le superbe vers qui le démontre est : « where the fuck what the fuck who the fuck Are We ». Ces trois questions (dans cette formulation et de manière plus polie) apparurent sans doute en 1965 et en vinrent à dominer le débat intense aux États-Unis sur son rôle dans la guerre.

Au-delà de l’illustration des inconforts et des dangers de la vie de soldat, la plupart de ces poèmes offre des leçons d’humilité, de brefs et sobres moments qui s’identifient aux enjeux plus importants tels que la mortalité, l’honneur, le désenchantement et le fatalisme.

Il est probable que dans un certain nombre d’années les lecteurs admireront cinq poèmes d’Alan Farrell car ils évoquent des vérités centrales sur la guerre et les anciens combattants dans un langage mémorable.

« Fighting Position » conte comment une patrouille découvre une petite position ennemie méticuleusement préparée et entretenue dans une jungle inhospitalière. La position est
permanente, même si les soldats viêtnamiens qui l’utilisaient l’ont quittée. Le capitaine admire le professionnalisme et la force de volonté des Viêtnamiens. Le narrateur en convient mais se met à penser à la dureté et à la brièveté de la vie. En parlant de ce que les Américains appelleraient des trous de tirailleurs, Farrell écrit :

They carved these monuments to their own feverish glory to endure in time
A few miserable moments
Then move
On

Dans « Funny Paper », l’unité perdue ne peut s’empêcher de regarder en vain leur carte inutile alors qu’elle manque de précision. La remarque du narrateur pourrait tout aussi bien s’appliquer à la confusion à Washington après que les politiciens eurent compris que leurs hypothèses optimistes initiales sur la victoire finale étaient erronées :

You can make the terrain look like that map
If you stare long enough want it hard enough need it bad enough

Dans « The Man Who Outlived His Lieutenant », le narrateur et son lieutenant divergent sur ce qu’il faut faire en cas d’embuscade. Le militaire chevronné recommande une retraite prudente, mais le lieutenant privilégie une charge honorable sous le feu ennemi. Le plaisir vain du survivant d’avoir eu raison tout du long est diminué par son admiration pour le lieutenant courageux :

Who died on his feet and face to the enemy I
Would have died in a huddle behind a tree face in the dirt
And now surely shall in soiled sheets old man who outlived his Lieutenant

Dans « Separate Peace », le narrateur cherche à repérer un tireur embusqué au Laos. Le porteur ennemi solitaire et las qu’il voit dans son viseur dépose sa lourde charge un instant – un geste qui humanise et que regardent tout simplement les deux Américains.

Till he weaves out of sight and into memory
Lugging his load our load of boredom futility emptiness pettiness inanity
indifference frustr

« Joe Lunchbox Went to War » suit un simple soldat qui quitte son pays réconfortant des années 1950 où « le monde avait du sens ». Après le choc de la maladie et des blessures au Viêt-Nam, il effectue un retour sinistre dans des États-Unis aussi changés et fragmentés que lui.

When Joe Lunchbox came home from war
Dad looked up from the teevee Mom didn’t live there no more
Men wore highheeled shoes women did
America was losing
and

Farrell déclara un jour que pour lui la guerre fut « une riche aventure dans le langage et la découverte de ce dont sont faits les hommes. Maintenant. Avant. Toujours. » Ceci est vrai de Expended Casings. Ma propre expérience dans l’armée américaine au Viêt-Nam et ma carrière de professeur de littérature et d’écriture m’ont convaincu qu’Alan Farrell fait partie
de la demi-douzaine d’anciens combattants de cette guerre dont les poèmes perdureront grâce à leur vérité et à la façon de la dire.

 

Stephen Sossaman est professeur émérite à la Westfield State University au Massachusetts où il enseigna la littérature et l’écriture dans le département d’anglais. Il est l’auteur de Writing Your First Play et de poèmes publiés dans trois douzaines de revues littéraires dont The Paris Review, Military Review et The Formalist. Deux de ses trois plaquettes de poésie, The My Tho Laundry et Debriefings, traite de la guerre du Viêt-Nam . Il a servi dan l’armée américaine en 1966-68 en tant qu’assistant chargé des opérations de tirs dans la 1/84 ème Artillerie avec la 9 ème division d’Infanterie dans le delta du Mékong. Il est rédacteur en chef de Poets and War.

Traduction de Jean-Jacques Malo, Université de Nantes, Nantes, France. J.-J. Malo est le directeur de publication de Vietnam War Films (avec Tony Williams, McFarland, 1994), de The Last Time I Dreamed About the War: Essays on the Life and Writing of W.D. Ehrhart (McFarland, 2014) et de W.D. Ehrhart in Conversation. Vietnam, America and the Written Word (McFarland, 2017). Il est également l’auteur de traductions de poésie américaine sur la guerre du Viêt-Nam par des anciens combattants – notamment par W.D. Ehrhart, Yussef Komunyakaa, Leroy V. Quintana et David A. Willson – qui furent publiées dans des revues littéraires en France et en Belgique.